En septembre 2007, Animal Collective sort son album Strawberry Jam, qui va recevoir un accueil critique conséquent mais qui n’atteint pas encore les cimes à venir de la tornade Merriweather Post Pavillion – avec notamment l’inusable "My Girls" en tête de proue. Le groupe est alors toujours sur la brèche entre autorité sur l'indie et acceptation de la sphère mainstream, les intentions de l’époque en suspens, et semble être en mesure de tout se permettre.
Quelques mois plus tôt, Noah Lennox, un de ses membres plus connu sous son pseudonyme Panda Bear, s’aventurait en solo pour la troisième fois et sortait Person Pitch. Si à l’époque le disque ne bénéficie pas exactement de la même résonance que celui de son groupe principal, il en conserve les mêmes tropes : voix claire à l'avant du mix dominant fatras électroniques et rythmique tribale, il semble lui aussi traversé par l’idée d’écrire la pop du futur et de relier sonorités synthétiques et organiques. Seulement, aujourd’hui, Strawberry Jam apparaît légèrement daté, peut-être trop lisible d’office, tandis que le pouvoir de fascination et l'influence colossale de Person Pitch semblent bien décidés à ne pas vouloir retomber.
DE MALENTENDUS EN CHAMBRES D’ÉCHOS
Lennox entame la création de ce disque solo sur un premier malentendu, comme il l'expliquait récemment à Noisey. Au moment de déménager au Portugal, sa guitare reste coincée à la douane et il se retrouve donc avec pour tout instrument un sampler SP-303, le même utilisé par Madlib pour le projet Quasimoto qui avait beaucoup plu à notre nouvel expatrié. Le modus operandi de ce disque est complètement neuf pour Lennox, qui vient du rock (il est toujours encore avec Animal Collective derrière la batterie en live) mais aussi de la musique expérimentale habituée des cut ups. Il se lance donc dans une grande opération d'échantillonnage, un poil cannibale, qui n'aspire à rien d'autre que le jeu et l’amusement. Noah Lennox racontait à New Noise que c'est par le Top 40 à la radio qu'il se retrouva confronté à la musique et qu'il composa sa culture musicale : "Ma culture musicale s'est formée grâce à la radio et le Top 50. J'adorais le classic rock, Elton John, Led Zeppelin, la musique des années 50 aussi (The Drifters par exemple). Et puis j'ai adoré The Police. J'écoutais tout le temps la radio enfant et ado et ce que j'y ai découvert a toujours une influence sur ma musique je pense". Les références avec lesquelles il compose Person Pitch sont ainsi revendiquées et épinglées comme ses souvenirs de mélomane plus que celles d'un musicien érudit qui aurait digéré tout ce qu'il faut connaître. Lennox cite sans détour ses influences en notes de pochette, de George Michael à Daft Punk, un peu à la manière d'un adolescent qui couvre les murs de sa chambre de posters de groupes : l'album saute ainsi d'un sample de Lee Perry à Scott Walker, Kraftwerk ou Guillaume de Machaut (compositeur français du XIVème siècle) sur le très new age "I'm Not", et semble ne pas se soucier de continuité dans le collage sonore.
Mais le disque travaille aussi intimement des questions bien plus personnelles, liées à l'enfance, au passage à l'âge adulte : Person Pitch pourrait être ainsi vu comme l'adieu de Noah Lennox à son âge tendre, tout autant que sa sublimation. Une manière d'encapsuler ses propres souvenirs, ses goûts de mélomane, ses désirs, dans une forme apparemment naïve mais dont le terreau est le plus propice pour l'expérimentation. Animal Collective fait ça depuis le début de sa carrière ; mais le processus de Noah Lennox est encore plus intérieur que celui des autres. De l'aveu même des autres membres du groupe, il ne s'adresse parfois qu'à une seule personne dans ses chansons, et ne souhaite pas nécessairement que tout le monde comprenne ses paroles. Son disque précédent, Young Prayer, était un album de deuil, adressé à son père qui venait de mourir. Person Pitch, quant à lui, semble vouloir étirer le temps, magnifier tout autant que sanctuariser sa propre enfance.
Lorsqu'on l'écoute aujourd'hui, on est frappé de voir à quel point Person Pitch est un disque rempli de bruits et d'interférences : c'est un album qui travaille les résidus de la mémoire, et dans lequel des cris d'enfants (de terreur comme d'émerveillement), de plongeons dans l'eau, de craquements de grenier, viennent parasiter les morceaux, comme pour venir ainsi faire écho aux influences musicales et aux souvenirs invoqués par Lennox. Ni adulte ni adolescent (et encore moins adulescent, berk), Person Pitch aurait difficilement pu être créé par un artiste né avec Internet, pas plus qu’il aurait pu l’être par quelqu’un d’antérieur au Peer to Peer. C'est en fait un des disques qui résume le mieux l'époque à laquelle il a été créé : soit le basculement des disques que l'on chérit sous la couette à l'infinie possibilité et l'accès immédiat offerts par la plus grande discothèque du monde à ciel ouvert.
À LA FOIS REQUIEM ET BONBON ACIDULÉ
En cela, Person Pitch représente une mise à jour accidentelle d’une nouvelle forme de psychédélisme qui synthétise culture pop, échantillonnage du hip hop et assemblage de stems à la manière des producteurs de musique électronique. On pourrait presque dire que l'album reprend le psychédélisme là où Spacemen 3 l'a laissé avant lui quelques années auparavant : en opérant une fuite en avant, en cherchant à dérégler les sens comme ses propres principes établis, en mettant en exergue sa propre régression (l'enfance pour Lennox, la drogue pour Spacemen 3 – ou alors est-ce l'inverse ?), en étirant les temps et les plaisirs pour les rendre éternels encore.
Et l’un des outils pour amener ce nouveau psychédélisme réside avant tout dans la voix de Lennox, et plus particulièrement dans l’utilisation qu'il en fait. Car si la musique seule est un étrange assemblage sonore convoquant plutôt des climats surréalistes, des basses aquatiques et des loops aériens, le chant qui s'époumone en mille feuilles de voix réverbérées à la manière d'une chorale enfantine appelle à un absolu pop tout en ne perdant jamais de vue l'intention d'identification d'une pop song. Lennox a d'ailleurs fait partie de la chorale de son école lorsqu'il était adolescent. Il a brièvement étudié la théologie lorsqu'il était à l'université, pas nécessairement par dévotion religieuse, mais par un goût pour le sacré, qu'il a toujours entretenu dans sa musique, et qui se retrouve autant dans sa dévotion pour la techno de Détroit que dans son amour pour la pop orchestrale des années 60. Person Pitch est ainsi tout autant psalmodie que chaleur pop, requiem que bonbon acidulé.
Difficile bien évidemment de ne pas penser à Pet Sounds, le chef-d'oeuvre des Beach Boys. Brian Wilson entretenait lui aussi un rapport sacré à la composition, à la production, à la dimension spirituelle de la musique en général. Et si le processus de production est l'antithèse totale de Person Pitch (dans le temps et les moyens mis en œuvre), la force d'évocation et la science mélodique phénoménales résident elles aussi en bonne partie dans le travail sur les voix et les textures de leurs effets. Il est d'ailleurs drôle de se rappeler que sur "Caroline No !", écrite par Brian Wilson en hommage à un amour de lycée (évidemment jamais concrétisé), le nounours californien avait pitché et accéléré sa voir pour sonner plus jeune et retrouver sa voix d'adolescent (il avait 23 ans lors de l'enregistrement du disque). Et lorsqu'il évoquait Smile, l'album suivant (et maudit) des Beach Boys, Brian Wilson en parlait comme de "sa propre symphonie adolescente adressée à Dieu".
SYNCRÉTISME POP
Ce nouveau psychédélisme donne aussi une voix à la musique assistée par ordinateur, et c'est probablement ce qui va pousser des artistes tels que Pantha du Prince, Zomby ou Teengirl Fantasy à commander des featurings à Noah Lennox. Ce disque bardé de références mais assez malin pour échapper à l'écueil catalogue sonne le glas d'une certaine vision du crossover qui domine la musique dite indépendante de la première moitié de la décennie 2010. D'un côté, le dance rock de LCD Soundsystem, aussi volontaire qu'il soit dans sa volonté de pétrir de culture club le rock new yorkais, reste fondamentalement du rock à guitares avec frontman. De l'autre, une musique électronique sursaturée et poussive qui ne reprend du rock que le folklore (les amplis Marshall, les blousons de cuirs et les slams de Justice, Steve Aoki et Crystal Castles) et rappelle combien les productions réalisées à l'aide de plugins peuvent se périmer vite. Cette situation est d'ailleurs parfaitement incarnée par la mode du mash up et de la bastard pop dans laquelle vont se vautrer des rockers en mal de cachets et qui n'ont pas trop envie de se casser la tête à écrire des morceaux clubs (ils sont deux, belges et trouvaient ironiquement qu'il y a "trop de DJ's").
Person Pitch prend le contrepied total, inconsciemment ou non, de ces partis pris à la vulgarité assumée et souvent indigeste. Coupé en partie du monde anglo-saxon, composé au soleil portugais, ce disque offre une porte de sortie à la musique indie en couplant pop songs, rythmiques catchy du hip hop indé (qui vit son âge d'or à la même époque via les labels Anticon et Def Jux) et un hypnotisme qui trahit un amour certain pour une certaine musique électronique ratissant large, allant de l'IDM anglaise (un des premiers amours de Noah Lennox est Aphex Twin) à la techno minimale allemande tendance Kompakt. Si le disque de Panda Bear est la partie émergée de l'Iceberg, il faut tout de même se rappeler des disques sortis cette année-là qui eux aussi à leur manière tirent un trait sur des années de vaches maigres et embrassent pleinement une confusion nouvelle des genres, de Battles à The Field en passant par Ricardo Villalobos, Caribou ou The Tough Alliance. Désormais le syncrétisme pop rock et électronique peut devenir réalité et pour la première fois des musiciens dotés de machines vont envahir les salles de concerts du monde entier. Ce n'est certainement pas totalement un hasard si tous les producteurs de techno et DJ house du monde entier se voient peu à peu encouragés à cette époque à monter un "live". Et que dire de l'indie rock en 2007 : que ce soit Deerhunter, No Age, Ariel Pink (encore dans les limbes du quasi-anonymat mais déjà bien à l'œuvre), tous semblent avoir acté l'effondrement des absolus esthétiques pour produire une musique à guitares qui arrêterait enfin de se regarder le nombril. Plus tard, des jeunes gens comme Wavves, Best Coast ou Youth Lagoon s'engouffreraient dans la brèche sunshine psychédélique, sans oublier l'éphémère mode chill wave et ses beatmakers de chambre, de Toro Y Moi à Washed Out en passant par Neon Indian.
Il est assez drôle de constater la présence de Panda Bear sur le Random Access Memories de Daft Punk en 2013, qui ressemble de prime abord à la déclinaison mainstream et un peu monstrueuse de Person Pitch. Cet assemblage de références, d'esthétiques et d'invités, au-delà de son appétit gargantuesque, trahit l'envie de coucher sur papier (ou plus exactement sur disque) ses souvenirs de mélomane et de cœur. Un peu à la manière d'un petit disque de bedroom pop enregistré par un américain expatrié dans une chambre à Lisbonne durant l'année 2007, mais en oubliant, peut-être, que les joies de l'enfance (et la puissance évocatrice de leur mémoire) ont beaucoup plus de résonance en allant les chercher au plus profond de soi-même qu'en essayant de les retrouver dans les collines scintillantes de Los Angeles.
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